PORTRAIT
par François-Gildas TUAL
Etrange conclusion que ces dernières mesures de la Sonate pour violoncelle (1995) de Thierry Lancino, donnant lentement à l'œuvre, selon le compositeur lui-même, une «impression de déséquilibre…» Condamné à l'inachèvement encore, suivant l'exemple de l'Enéide, un projet d'opéra inspiré par La mort de Virgile, alors que le Requiem, conçu sur un texte de Pascal Quignard, accepte de finir mais refuse obstinément de choisir. Quelques exemples synonymes d'œuvre ouverte plutôt que d'une difficulté de conduire l'écriture à son terme, mais ne trouverions-nous pas, dans ces indécisions troublantes, sinon une signature, quelque chose de probant pour saisir la nature d'une œuvre ? Quelque chose qui semble tendre un pont entre l'Antiquité et le monde actuel, permettre la rencontre d'époques lointaines dans une fascinante concentration spatiale et temporelle ? Il n'y a pas, chez Thierry Lancino, de véritable contradiction. Les opposés se croisent, s'enrichissent mutuellement, expériences isolées prenant sens dans l'unité de l'existence. On peut travailler aux cotés de John Chowning, collaborer avec Pierre Boulez, enseigner les technologies nouvelles et l'informatique à l'IRCAM, être chercheur à l'Université de Stanford, et embarquer sur un bateau de pêche en Alaska. Aimer passionnément les paysages verdoyants de son Poitou natal, arpenter les rives du Niger, apprécier, en plein Berry, la sérénité de l'ancienne abbaye cistercienne de La Prée, et s'installer finalement à Manhattan.
Qu'il nous soit permis de résumer le parcours de Thierry Lancino : né en 1954 à Civray, près de Poitiers, il poursuit ses études à Paris avant d'être envoyé en Californie par le Ministère des Affaires étrangères. Chargé de projet à l'IRCAM, il est nommé pensionnaire de la Villa Médicis et quitte une nouvelle fois la capitale parisienne pour gagner Rome. Aujourd'hui, il vit aux Etats-Unis, libéré de toute charge institutionnelle. Chaque voyage étant synonyme de quête identitaire, nous pourrions penser à quelque marin grec allant d'îles en îles, à la recherche de quelque chose découvrant, comme par hasard au cours d'une longue croisière méditerranéenne, le sujet de son Requiem. Traversant les océans et les âges, sa musique écrit, page après page, une sorte de carnet de voyage. Accompagnée de David, de la Sibylle ou de Virgile, s'emparant d'un texte de TS Eliot (Who is the third?, 2009), elle est comparable à ces explorateurs de l'Antarctique perdus sur la banquise, et qui s'étaient inventé la présence d'un compagnon à leurs côtés.
« Ressentir une telle présence est parfois occasionné par des conditions extrêmes. Cette émotion peut alors nous ouvrir les portes de la spiritualité. La musique est, pour moi, le moyen le plus privilégié pour ouvrir cette voie. Sa force hypnotique nous permet d'accéder à des pouvoirs intérieurs dont les limites ne sont pas connues de nous. Mais dont certains aspects nous sont alors révélés. La musique, lorsqu'elle nous touche, nous offre cette présence. »
(Thierry Lancino, au sujet de "Who is the Third?")
François-Gildas TUAL
|