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À
propos de La Nef des Fous
Linspiration
est un vent qui se lève à limproviste, une houle
qui rend heureux, et lesprit larguant les amarres emporte avec
lui le vieux monde à la dérive, comme la nef des
fous emportait autrefois les insensés le long des fleuves,
avant de les confier à locéan sans limites. Quand
leur bonne étoile se remettait à briller, quelques-uns
dans le tumulte des flots finissaient par entendre une rime au lieu
du grelot de la folie. Comme ces égarés errant de port
en port sur le bateau de la déraison, je cherche un accord
imprévu dans le bruit du monde, une coïncidence à
défaut dune rime.
Je
cherche une assonance ou un éclair, et cest ce que cherchaient
aussi, peut-être sans le savoir, les passagers de ce navire
immobile que fut le Waldau, échoué dans la campagne
de Berne. Navire hôpital et maison hantée, cette nef
des fous na jamais vu la mer, mais le voyage navait plus
aucun sens pour les êtres fourbus qui venaient sy réfugier,
des êtres fatigués du monde, quun vent de folie
avait arrachés à eux-mêmes avant de les déposer
sur cette arche...
Au
fil des ans il y eut là Nijinski abandonné par le génie
de la danse, qui mimait les combats de la guerre avec des semelles
de plomb; Wölffli qui suivait dans sa tête la course
des astres, et refaisait le monde sur des feuilles volantes; Robert
Walser revenu de tout, attendant que la neige lenveloppe dune
mort blanche au bout de sa dernière promenade; et tous ceux
dont le crâne fêlé produisit des uvres étranges,
pour nous faire croire que lart connaissait un retour de flamme
dans les formes convulsives où se consumait leur esprit. Il
y eut encore les hommes de la section éclair attelés
à un absurde chariot qui navait rien de la Grande Ourse,
mais qui portait aux cochons les déchets de la cuisine; Leo
P. hanté par le temps, qui dessinait inlassablement son calendrier
des heures, les bonnes en chiffre arabe et les mauvaises en chiffre
romain; et ce Fritz Jenzer en proie aux apparitions, qui peignit le
fantôme dune femme, inquiétante et maléfique,
tournant dans le mauvais sens le gouvernail du Titanic.
Dans
ce navire de la Waldau, cest en 1922 quavec du papier
demballage et des vieux journaux, du vernis et de la colle,
Carlo M. entreprit de construire une embarcation trop fragile pour
courir sur leau. Infanticide et lubrique, aveuglé souvent
par la colère, esclave de ses manies, Carlo dessinait le jour
des plans daéronefs, de dirigeables, de sous-marins,
et manuvrait la nuit des souricières pour raconter au
matin ses chasses nocturnes. Mais la seule fois où il fut vraiment
inspiré, lui qui ne savait pas que leau est le miroir
de la folie, ce fut lorsquil traça de sa main, sur le
flanc de son navire promis au naufrage, les lettres du mot Sozialist,
comme sil voulait dire à la fois la folie et lespérance,
le rêve ou le cauchemar dune terre promise qui nest
plus sur lautre rive.
Cette
nef des fous minuscule, comme si elle avait rétréci
en traversant les siècles, ce bateau dérisoire et monté
sur cale, presque un jouet denfant, est le dernier avatar de
cette autre nef inventée par Sébastien Brant en 1492,
dans un récit où il embarquait, pour peupler son
vaisseau fantôme, des lunatiques et des maniaques, mais
aussi des poètes et des grammairiens, des philosophes, des
rhéteurs dont le faux savoir rendait un bruit aussi vain que
les grelots attachés au bonnet du fou. À moins quen
cette même année 1492, ce soient les vaisseaux lancés
dans linconnu par Christophe Colomb qui aient donné le
départ dune course encore plus folle, une course qui
continue.
Gérard
Macé
Copyright
(in Colportage III, Images, Gallimard, 2001)
Ecrivain,
Gérard Macé a publié plusieurs ouvrages aux éditions
Fata Morgana et Gallimard.
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