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SIBYLLE, FIGURE SONORE
Texte de Sabina Crippa
Sibylle, figure sonore
Mythe de la voix prophétique féminine, Sibylle traverse toute la culture occidentale en figure sonore, entre parole, cri et chant.
Une première question se pose d’emblée : quelle Sibylle? La Sibylle ou les Sibylles?
Au pluriel ou au singulier? S’agit-il de la prophétesse inspirée, de la voyante du monde gréco-romain telle la Sibylle de Cumes, de celle qui conduisit Énée aux Enfers chez Virgile et dont Michel-Ange a donné l’une des représentations les plus extraordinaires? S’agit-il pas plutôt de l’annonciatrice du Christ dans l’iconographie chrétienne ou encore de la reine Sibylle qui dans le récit d’Antoine de la Salle au XVe siècle domine un monde où les frontières entre les langues n’existent plus?
Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les Sibylles jalonnent la culture occidentale dans un processus de continuation et de renouvellement qui peut prendre plusieurs formes : statues comme celles de la chaire de Pistoia ; représentations picturales à Pérouse comme à Sienne ; ou enfin le chant. Au cours du XXe siècle, la Sybille peut être aussi bien, tout simplement, le logo du catalogue informatisé de la bibliothèque de la Sorbonne que l’extraordinaire voix du poème russe Sibylle de M. Tsvetaïeva.
Cette figure se présente, en effet, non seulement au singulier, la Sibylle, mais aussi au pluriel : une foule de Sibylles ; comme si chaque femme dotée d’un pouvoir prophétique pouvait jouer le rôle de la Sibylle.
Figure complexe, dont on ne peut connaître ni l’origine, ni l’étymologie du nom ; dont on ne peut fixer la chronologie, Sibylle apparaît dans la littérature grecque en représentante de la mantique inspirée. Dotée du pouvoir de « seconde vue », la Sibylle prophétise sans instruments ni ornements,
sa voix n’articule pas de réponses qui seraient scandées par le calendrier rituel des consultations oraculaires. Elle envoie « aux oreilles des humains des présages audibles sous la forme d’énigmes enchevêtrées », prophéties qui par leur forme et leur contenu se rapprochent plutôt de la prophétie apocalyptique juive et chrétienne (la guerre de Troie, les origines de Rome, la palingénésie universelle). Cette faculté de prédire l’avenir relève de la nature même de la Sibylle : comme les philosophes et les héros, elle a une nature divine (theia physis) qui d’après Aristote caractérise certains êtres humains extraordinaires. Sujet de l'énonciation prophétique, la Sibylle n’est pas la voix institutionnelle, instrument de la volonté d'un dieu : c’est une voix indépendante du lieu, du temps et du corps. Elle se situe à l’extérieur- quasi voix off -, sur un rocher à côté du bouleuterion à Delphes comme à Délos (Paus. X, 12, 2) ou ailleurs, dans une grotte ou dans une caverne.
Paienne ou judéo-chrétienne, Sibylle est avant tout une voix.
Parmi les voix sans corps de la mythologie occidentale telles les résonances infinies d'Echo ou des Nymphes, elle apparaît selon des modalités exceptionnelles. Parfois introduite comme une citation, presque une autorité textuelle dans des contextes de sacrifice, de cérémonie, ou encore à l’occasion d’une guerre, cette voix se présente comme un rythme vocalique en dehors du temps et de l’espace. Voix millénaire (Heracl. 22 B 92 D.-K.) sans lieu ni temps, la voix de la Sibylle est en effet sans âge, une voix sans corps qui continue de chanter même lorsque la Sibylle n'est plus visible. Immortelle comme la Sibylle qui psalmodiait sur l'avenir en tournoyant sur le visage de la lune ( Plut. 566d) ou bien très vieille désirant l'anéantissement, lorsque les dieux ne lui laisseront que la voix : « Je serai invisible à tous, on me reconnaitra encore à ma voix ; c'est tout ce que les destins me laisseront »(Ov. Mét. XIV 130).
Voix extraordinaire, irréductible et insaisissable à la fois, elle nous dévoile un univers sonore de bruissements, de fragments de voix, de sons inarticulés. Fascinée par cet orchestration de bruissements, nous avons résolu de nous mettre à l'écoute dans tous ses états : bruit, souffle, voix habitée par le silence et le chant. Ce parcours acoustique nous oriente parfois vers une voix articulée et significative que les dieux eux-mêmes empruntent lors de leurs apparitions parmi les humains : la voix de la Sibylle est divine et harmonieuse (Or. Sib. XII, 295, 297) comme celle des déesses bergères du désert, disparaissant lorsque leur voix s’éteint (Apoll. Rh. IV, 1322), ainsi que la voix au timbre magnifique du poète inspiré par les Muses (Hes. Th. 96), dans cette proximité que la tradition oraculaire établit entre poésie et parole oraculaire.
Plus souvent, la voix oraculaire de la Sibylle est un son aigu, venu du larynx: un cri, une phonation multiple.
Dans son caractère multiforme cette voix devient tantôt, dans le registre suraigu, le chant non-harmonieux du rossignol, tantôt le cri de l’hirondelle. Lors du dévoilement de l’énigme, lorsqu’elle rejoint celle du Sphinx, sa voix se mue en aboiement, pour revenir ensuite à la vibration seule, comme si elle s’était changée en un instrument à cordes. Dans l’articulation complexe de la musique à la voix prophétique, la voix de la Sibylle semble n’être réduite qu’à une simple note. Le personnage de la Sibylle aurait d’ailleurs inventé un instrument de musique, la sambuke.
Ce sont des sonorités extraordinaires, difficilement descriptibles selon la norme linguistique, caractérisées par la prééminence de l'aspect acoustique et multiple de leur émission sonore qui ne sont pas sans évoquer les phénomènes vocaux de la glossolalie, cet "espace de manipulations et de jubilations vocales, déjà sorties du silence et pas encore asservies à une langue particulière " qui se voient assimilées à une langue barbare, inconnue, voire non-humaine. De sons multiples, apparemment dénués de sens, mais destinés à être compris par la divinité ainsi que les mille cris de la Sibylle de Cumes (Virg. Aen.VI, 42-44) ou celui des jeunes filles de Délos qui savent imiter les langues de tous les hommes et leurs accents (Hap. 162-64).
Ces émissions sonores peuvent être décrites comme un chant suraigu avec ses allitérations et ses assonances ou comme une cascade de consonnes et de voyelles « sombres » créant un indéfini qui ne ressemble à aucune langue : elles peuvent être rapprochées des bruits de corps, des bribes de sons étrangers ou même des gémissements qui confinent au chant.
A parcourir les différentes représentations de la voix dans la tradition occidentale, on s'aperçoit que la voix de Sibylle n'envoûte pas, ne lie pas, pas plus qu'elle ne chante d'une façon suave : au contraire, c'est une voix sobre, qui n'est pas dangereuse, mais terrifiante. Douée d'un pouvoir qui n'est ni celui d'apaiser la nature ni celui de la dominer (à la différence de la voix centripète d'Orphée), cette voix nomade et centrifuge se confond avec toutes les formes de vocalité du réel. En s'opposant aux voix du guerrier, de l'orateur, du héros - des voix qui éclatent et qui projettent avec violence un mot- la voix de la prophétesse, résonne, s'étend et vibre comme un instrument à cordes.
Mettant en jeu la pure vocalité, les bruissements de la langue, cette voix est un chant polyphonique qui crée un nouvel espace de dire, d'un dire prophétique qui devient cri, souffle, musique traversant toute région du visible et de l'invisible. Ce matériau sonore en amont de l'articulé englobe les cris, les séquences glossolaliques et les voix dans toutes leurs modulations et intonations.
Par une parole plurielle, une langue totale qui met en jeu les fondements mêmes du langage, la voix de la Sibylle plus qu'une difficulté de communication, suggère les formes possibles de communication et d'expérimentation des limites du langage.
Sabina Crippa
Docteur EPHE Paris
Prof. Université Ca' Foscari Venise
crippa_fr@yahoo.fr
Notes bibliographiques:
CRIPPA, S. “Figures du Sibullainein ”, in M. Bouquet et F. Morzadec, La Sibylle parole et représentation, Actes du Colloques International CELAM-Universités Rennes 2, PU de Rennes, 2004, pp. 99-108.
PARKE, H. W., Sibyls and Sibylline Prophecy in Classical Antiquity, London-New York, Ed. B. C. McGing/Routledge, 1988
PLUTARQUE Sur les oracles de la Pythie Classiques en poche n. 78 Paris Les Belles Lettres 2007.
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