L'AIR DE LA SIBYLLE

Un entretien avec Thierry Lancino

Thierry Lancino, votre biographie dit que vous êtes né dans un moulin...
— Je suis né dans une petite ville appelée Civray, à cinquante kilomètres au sud de Poitiers. Mon grand-père était minotier, puis mon père à sa suite, et j'ai passé ma jeunesse sur la rivière, la Charente. J'y ai eu des activités nombreuses et diverses. Bien plus tard, tout cela a grandi et je suis devenu pêcheur commercial en Alaska, pour un temps assez bref, il est vrai, mais essentiel… et je pratique régulièrement ce qu’on appelle le surf-casting. J’ai un lien particulier avec l’eau, comme vous voyez. J’ai d’ailleurs composé une œuvre intitulée L'Esprit et l'Eau, pour baryton et quatuor, sur les textes de Claudel. La musique est faite de notes qui s'agencent comme des gouttelettes et forment le flux musical.
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Comment vous est venue l'idée de devenir musicien ?
— La musique a été pour moi l'objet d'une improbable conquête. Pendant longtemps, le seul lien que j'ai eu avec elle fut ce grand-père que j'ai cité, qui jouait du saxophone dans l'harmonie municipale, et offrait le champagne aux autres musiciens, dans sa maison, le jour de la Sainte-Cécile. Ce sont pour moi des souvenirs fondateurs très présents et inoubliables. Je me rappelle aussi que je sifflais beaucoup dans ma première enfance. Je me plaçais dans des endroits réverbérant pour attirer l'attention, et j'ai peu à peu compris qu'il fallait maîtriser les éléments pour capter l'intérêt. C'est à ce moment que s'est imposée la nécessité d'une méthode pour que mon désir de musique devienne réalité.

Avez-vous joué dans l'harmonie municipale ?
— Oui, beaucoup. On m'a tout d’abord donné, pour répondre à mes ardeurs musicales insistantes, une petite clarinette mi bémol, car mes doigts n’étaient pas assez grands, puis au bout de quelque temps une grande clarinette. J’écoutais à l’époque le seul disque de musique classique de la maison : le mouvement lent du Concerto pour deux violons de J. S. Bach. Je l’ai écouté des milliers de fois, en gesticulant et parfois en pleurant. Je me suis rendu compte bien des années après que j’avais écouté ce petit disque à la mauvaise vitesse (45 tours au lieu de 33). Tout a commencé un peu distordu ! A cette époque, l'expression «modulation de fréquence» me faisait rêver. Mes parents ont donc acheté, après la clarinette, un poste à modulation de fréquence. Ma mère était chargée d'enregistrer sur cassettes les émissions et les concerts que je choisissais. Je les écoutais le soir en revenant de l'école, et tard dans la nuit. Je me suis passionné pour la musique du début du XXe siècle : Debussy, Ravel, Stravinsky. Je n’en comprenais pas le langage harmonique, mais j’étais fasciné. A dix-sept ans, j'ai été stupéfait par la disparition de Stravinsky que j'imaginais mort depuis l'époque des Ballets russes ! J'ai compris d'un coup quelque chose au temps, et par là même, qu'il y avait une possibilité de fabriquer de la musique, ici, maintenant, même vivant ! J’ai alors commencé à commander beaucoup de partitions. J'ai reçu également un merveilleux piano droit venu de Dresde, que j'ai d'ailleurs gardé. Mais au bout de trois mois mon professeur de piano a conseillé à mes parents de me faire abandonner : il était obsédé par le passage du pouce ! Alors que ce qui m'intéressait, c'était avant tout de découvrir des partitions. Je déchiffrais sans arrêt, sans faire de musculation des doigts, et j'ai fini par me débrouiller tout seul. Je dois dire aussi que dès l'âge de quinze ans, je suis allé assister à la plupart les éditions du Festival de musique contemporaine de Royan dont Harry Halbreich était l'inoubliable instigateur. J'ai découvert la musique de Luis de Pablo, Schnabel, Xenakis, Kagel, Ferneyhough, beaucoup d’autres, et même la musique pygmée. Je ne manquais aucune répétition ! J'ai connu cette ambiance de création qui selon moi n'a jamais revu le jour, et qui était due à une organisation du festival relativement peu structurée, mais très inventive. Je me souviens avoir vu des auditeurs en colère s’empoigner pendant l’exécution d’une œuvre d’orchestre. Et j'ai chapardé dans les stands une ou deux partitions à Durand, qui est devenu par la suite mon propre éditeur, pour un temps, et qui a fini par me pardonner, mais me l’a longtemps fait payer !...

Quand avez-vous commencé à mener de réelles études musicales ?
— J'ai entendu dire qu’allait se créer un département de musicologie à l'université de Poitiers. Je m'y suis inscrit, ainsi qu’au conservatoire, parallèlement aux fameux cours de littérature d'Alain Gaubert. J'étais très en retard par rapport à mes camarades en matière de technique, mais c'est le moment où j'ai rencontré l'écriture musicale, et la clarinette est passée au second plan. L'écriture est une contrainte qu'il est important d'acquérir pour maîtriser l'espace sonore intérieur. Je l’ai compris assez rapidement. J'ai commencé aussi à faire des allers-retours de Poitiers à Paris, où j'ai assisté notamment à la création de Tout un monde lointain d'Henri Dutilleux, et où j'ai suivi les cours de contrepoint d'Yvonne Desportes. Je suivais de près l'évolution du projet Ircam et j'assistais aux conférences et aux diverses réunions publiques. Il y régnait une atmosphère passionnée. Par la suite, alors que j'effectuais mon service militaire à Versailles, je me suis inscrit au concours d'entrée dans la classe de composition au Conservatoire national supérieur de Paris, ce qui me permettait d'obtenir quinze jours de permission... et j'ai été admis, à mon grand étonnement ! La classe de Pierre Schaeffer était résolument orientée vers l'électronique. J'utilisais des hauteurs, chose assez mal vue : il fallait faire le plus «bruiteux» possible. A ma sortie du conservatoire, j’ai immédiatement obtenu une bourse du ministère des Affaires étrangères, grâce à Serge François qui avait créé ce programme, ce qui m'a permis de passer deux années aux Etats-Unis (CCRMA, Stanford University, Californie), à l’invitation de son directeur John Chowning, l'inventeur de la synthèse sonore par modulation de fréquences. Mes recherches avaient lieu, jour et nuit, dans le labo mythique du département d'intelligence artificielle. À un moment où tout se découvrait de cette science.

Quelle a été l'importance, pour vous, d'étudier la musique électronique ?
— C'était une phase de formation, d’imprégnation, d’acquisition de mon oreille créative. Mon travail à Stanford a acquis une certaine réputation, et en 1981, Pierre Boulez m'a proposé de travailler dans son équipe à l'Ircam. J'ai aidé un assez grand nombre de compositeurs, tels Harvey, Höller, Stockhausen, à concrétiser leur désir musical sous forme informatique. Aujourd'hui, ma manière de modeler la matière sonore est l'héritière de toutes ces expériences électroniques et musicales. Quand je regarde en arrière – ce que je fais peu – je vois toutes ces années comme un extraordinairement riche apprentissage, riche en émotions, riche en rencontres.

Puis il y a eu la Villa Médicis...
— Ce fut ma manière de quitter l'Ircam – que j’ai tant aimé pendant plus de sept ans – sept ans de réflexion – et de prendre racine ailleurs. À Rome, je me suis penché sur la musique instrumentale et vocale, et j’y ai eu deux enfants ! Le retour de la Villa fut difficile. J'ai été confronté à la solitude, et je ne tenais pas à remplir de fonction officielle – j'étais même allergique à cette idée. Je suis parti pendant plusieurs années dans une ancienne abbaye cistercienne du Berry, sur une invitation de l'association Pour que l'esprit vive qui m’y a accueilli. J’y ai beaucoup travaillé. Cette retraite désirée, non religieuse mais spirituelle, fut une grande charnière dans ma vie. Et une position d’attente, embusquée. Sereine toutefois..

Quelles partitions marquantes avez-vous écrites à Rome ?
— Mon trio à cordes, mes «Symphonies pour instruments à vent et électronique» (Limbes). J'ai surtout commencé à composer La Nef des fous, une œuvre qui a connu plusieurs prolongements et occupe maintenant une soirée entière.

C'est là votre première expérience théâtrale...
— Oui, l'autre grande aventure, c'est La Mort de Virgile, un projet d'opéra qui n'a jamais trouvé de théâtre et que je n'ai pas achevé, préférant en faire une suite d'orchestre qui a été créée par l'Orchestre National de France.

Il est singulier que vous ayez abandonné en cours de composition un opéra sur La Mort de Virgile, tout comme l'avait fait Jean Barraqué quelques années plus tôt !
— J'ignorais tout du projet de Barraqué, qui n’a rien à voir avec un opéra, lorsque je me suis lancé dans ma propre partition. Aujourd'hui, elle est définitivement enterrée puisqu'après cette Mort de Virgile j'ai composé un requiem !

Puis vous êtes parti vivre à New York...
— Les vents et les courants m'y ont poussé et j'ai suivi mon cœur... C'était là également l'objet d'une improbable conquête. Ce pays est difficile à cerner pour un européen. Le passage a été turbulent, et le 11 septembre et ses conséquences n'ont pas arrangé les choses. J'ai souffert de la situation et je suis rentré dans ma coquille, en observant beaucoup. L'atmosphère a beaucoup changé en peu de temps et il me semble revivre. Mes conditions de travail sont vraiment excellentes et je peux alterner entre réclusion créative et vie sociale intense sans avoir à rendre compte. J'y suis remarquablement bien accueilli par des hommes et des femmes au cœur tout ouvert et généreux – presque candide parfois. Et c'est touchant. Je considère New York comme ma patrie d'adoption. J'en ai pris la nationalité, tout en conservant ma nationalité française. Je vis à Manhattan depuis plus de douze ans, entouré d'une famille dévouée et remarquable, qui soutient et encourage vaillamment ma création.

Vous y avez été même récompensé récemment par le prestigieux prix de la Fondation Koussevitzky?
— Je crois que le succès du Concerto pour violon (créé par Isabelle Faust au Châtelet il y a quatre ans), ainsi que la qualité du projet Requiem, m'ont valu en grande partie cette distinction et ont attiré l'attention du jury. Au-delà du prestige que représente ce prix et de ses conséquences matérielles, il est représente beaucoup pour moi : il a été accordé à très peu de compositeurs français et il m'apporte une reconnaissance professionnelle très appréciée outre Atlantique.

Justement, venons à cette nouvelle œuvre, ce Requiem sur un texte original de Pascal Quignard...
— Le requiem n'est pas en soi une forme, mais quand on regarde de près, il y a une coquille qui contient l'expression du requiem. Pour ma part, j'ai voulu élargir et développer une somme organique et non pas me contenter d’une suite de moments. Ce Requiem est une forme d'oratorio et non pas une messe composée de moments liturgiques. C’est une fresque épique où l'on souffle le soufre et l'encens. Dès l’origine, j’ai pensé que le «livret» devait mettre en vis à vis la liturgie et d'autres textes, à partir de ces mots terribles : «Dies irae, dies illa, teste David cum Sibyla», c’est-à-dire : «Jour de colère que ce jour-là, tel qu’en témoignent David et la Sibylle». Il fallait un poète, un penseur, qui pût mettre en forme un pareil ensemble et l'articuler. Le nom de Pascal Quignard m’est naturellement venu à l’esprit. Nous ne nous connaissions pas. Je lui ai écrit et il m'a répondu avec passion. Il a su trouver l'équilibre entre ces deux aspects du sacré, entre la liturgie et sa propre réflexion athée. Son texte se mêle à cette liturgie. Il vient l’interroger, la défier, l’opposer. Il est écrit en français et ses répons sont en latin et en grec. Pascal Quignard a su élever cette vision à un niveau supérieur. Il sait aborder cette réflexion spirituelle, ce questionnement d’ordre universel, avec une extrême profondeur et une subtile beauté.

Au fait, pourquoi David et la Sibylle ?
— L’opposition de ces deux figures est contenue dans le texte de la Sequentia, précisément du Dies Irae (XIIIe siècle). Elle gisait là depuis tous ces siècles, sans que, me semble-t-il, personne l’ait relevée. Elle convenait parfaitement à mon désir de synergie. Ce fut un choc quand j’en pris conscience. Cette opposition est le moteur de toute l'œuvre. Elle apporte une formidable dynamique dans l’écriture. David implore la vie éternelle. La sibylle réclame le néant. Expliquons : la Sibylle subit en effet un sort qui la condamne à se rapprocher indéfiniment de la mort sans jamais l'atteindre, telle une asymptote. Apollon, qui la désire, lui accorde autant d’années à vivre que de grains de sable sur la plage, mille ans, de quoi saisir l’image de l’éternité. Mais elle se refuse à lui. Il part sans lui laisser la jeunesse qu’elle a omis de demander. Et la sibylle se met à vieillir et se réduit au cours des siècles pour ne plus être grand chose. Elle conserve cependant la voix et ses restes sont suspendus dans une fiole au plafond de sa grotte. Les enfants viennent y jouer et l’interroger. Après avoir réclamé l’éternité, elle supplie qu’on lui accorde le néant.

David aurait pu chanter en hébreu...
— C'est la figure emblématique chrétienne de David que nous avons retenue, et nous avons opté pour le latin. La sibylle prophétisait en grec à Cuma, communauté eubéenne située au nord de Neapolis, la future Naples. On peut toujours visiter son antre – sans certitude archéologique réelle. Je m’y suis rendu avec mon fils de quinze ans, un matin de bonne heure. Cette région volcanique (les Campi Flegrei) est pleine de fumerolles ; pour atteindre cet endroit plutôt désert, on emprunte un chemin ouvert dans la falaise et donnant sur la mer : on y voit le lieu où Énée lui-même a échoué sa flotte en venant de Troie pour consulter la Sibylle. Ce chemin progresse dans les profondeurs telluriques et nous fait parvenir à la salle où la sibylle prophétisait dans une obscurité quasi totale, en proie à une sorte de transe. Or, ce matin-là, avec mon fils, nous avons tout à coup senti une présence ; une femme est sortie de l'ombre, et nous a laissés médusés. Jusqu’à ce qu’elle sorte une cigarette et nous demande du feu. Pour enfin rentrer à nouveau dans l'ombre. Sur le chemin du retour vers la lumière, nous avons croisé un petit groupe d’enfants accompagné d’un adulte déguisé en Énée. Nous avons compris qu’il s’agissait d’une animation scolaire. Dans le Satyricon de Pétrone (Ier siècle après J.C.), les enfants vont jouer dans l’antre et demandent à la Sibylle – dont il ne reste presque rien – ce qu'elle veut. Elle répond, bien sûr en grec : je veux mourir.

Vous avez évoqué la forme tout à l’heure : musicalement, à quoi ressemble votre Requiem ?
— Il est entièrement chanté. Son prologue est un peu à la manière des griots et donnera l’impression d’évoquer les bruissements imaginaires de peuplades passées, d’une Méditerranée antique. Il convoque un grand chœur, à la manière du chœur grec, et un grand orchestre, formé et disposé à la manière habituelle. Il y a quatre solistes : David (ténor) et la sibylle (mezzo soprano) ; quant aux deux autres voix, la soprano représente l’être humain, la cellule, dans son individualité et sa souffrance ; la basse est l'aspect guerrier de l'homme, le prolongement de David. Quant à l’écriture musicale, je ne lui refuse aucune influence et je me sens bien au contraire l'héritier de tout ce que m'a légué le passé et ce que m'ont apporté mes trajectoires et mes rencontres. Cette œuvre est énigmatique et singulière. Elle pose cependant une question universelle. Elle présente un aspect monumental de par l'ampleur du sujet qu'elle traite et des moyens considérables qu'elle met en œuvre. Mais elle vise l'intimité. J'ai souhaité que ce Requiem pénètre les imaginations de chacun, les imprègne, et atteigne ces contrées intérieures lointaines où les âmes prennent refuge. Qu'à leur tour, elles puissent toucher le mystère de la mort, ne serait-ce que du bout d'un doigt, le temps d'un éclair.

Propos recueillis par Christian Wasselin pour Radio France
(13 octobre 2009)