Claudel
a, on le sait, toujours beaucoup attiré les musiciens
par ses œuvres dramatiques et poétiques, ou par
ses textes en prose ; nombreuses sont, par exemple, les réalisation
musicales du Chemin de la croix. Certaines œuvres semblaient
néanmoins préservées : était-il
possible d’ajouter de la musique aux grands recueils lyriques
claudéliens - Les Cinq Grandes Odes ou Corona benignitatis
anni Dei - au sujet desquels le poète aurait pu dire,
à l’instar de Mallarmé, qu’il les
avait déjà mis en musique tout seul ? C'est pourtant
ce défi qu’a relevé Thierry Lancino à
partir de « L’Esprit et l'eau » en composant
une œuvre pour voix et quatuor à cordes qui vient
d’être créée à la salle Poirel
de Nancy, le 31 janvier 2005.
Né en 1954 à Civray, Thierry Lancino est un compositeur
confirmé ; il a étudié la composition au
Conservatoire de Paris avant de poursuivre des travaux de recherche
dans les universités de Colgate et de Stanford aux Etats-Unis.
Membre de l’équipe de l’IRCAM à l’initiative
de Pierre Boulez, il obtient, en 1988, le Prix de Rome. Ses
compositions touchent à toutes les formes - musique électronique,
musique de chambre, musique vocale, musique symphonique - et
sont jouées dans le monde entier.
C’est en 1995 que Thierry Lancino a découvert le
texte de Claudel - cette seconde ode très précisément
- qui lui a « sauté au visage ». Il n’a
pas été question de traiter entièrement
le texte, trop riche, mais d’en prélever quelques
passages pour composer son œuvre, en marge de la structure
proprement poétique : c’était le moyen de
donner une place à la musique. L’œuvre, commande
de l’Ensemble Stanislas, sera composée en différentes
étapes : les premier et troisième mouvements ont
été créés en mai 2001 à Nancy
; le second a été ajouté en juillet 2001
et créé à Caracas ; les quatrième
et cinquième mouvements ont été composés
à New York au printemps 2004. Mais l’œuvre
n’a rien d’un patchwork : ces cinq mouvements, qui
reflètent d’ailleurs l’ensemble de la composition
des Odes, ont été pensés dès 2000
dans l’optique de créer un ensemble architectural
cohérent.
Le premier mouvement est le plus développé. Il
prend appui sur la métaphore filée de l’univers
comme orchestre, en commençant par ces vers : «
Où que je tourne la tête / J’envisage l’immense
octave de la Création ». Il ne s’agissait
pas, pour le compositeur, de chercher à illustrer, voire
à concurrencer, le texte claudélien : ce n’est
pas, de toute façon, un quatuor à cordes qui aurait
pu « traduire » cette « phrase qui prend au
cuivre / [et qui] Gagne les bois et progressivement envahit
les profondeurs de l’orchestre » Sa perspective
était, plus simplement, mais plus subtilement aussi,
de créer, pour le texte, un « humble écrin
de vie » qui lui confère, musicalement, une résonance
singulière. La musique impose un rythme et une structure
au texte qui se trouve transposé dans un autre univers
expressif ; cependant, cette transposition n’a rien d’arbitraire
: Thierry Lancino a toujours cherché à maintenir
la compréhension du texte, avouant d’ailleurs combien
le langage poétique claudélien semblait imposer
sa forme prosodique. C’est ainsi qu’il fait merveilleusement
ressortir, dans un climat musical soudain apaisé, comme
hors du temps, les deux vers : « Ainsi du plus grand Ange
qui vous voit jusqu’au caillou de la route et d’un
bout de votre création jusqu’à l’autre,
/ Il ne cesse point continuité, non plus que de l’âme
au corps ». On retrouve, dans la tradition de la mélodie
française, la volonté de tenir ensemble musique
et poésie, selon un rapport dialectique qui fait toute
la richesse de l’entreprise. Dans ce choix de «
tenir ensemble », le compositeur est finalement au plus
près de la poétique claudélienne, et peut
l’exprimer sans paraître redondant.
Avec le second mouvement, « Possédons la mer éternelle
et salée… », le compositeur revient en arrière
dans le texte ; cette section est écrite selon un flux
rythmique continu et irrésistible, avec une ligne vocale
particulièrement virtuose pour le chanteur : presque
du rap ! Dès lors, l’œuvre suivra le cours
du recueil : la section centrale, « Comme l’arbre
au printemps », fait l’éloge de la connaissance
et de la délivrance ; c’est un mouvement lent et
lyrique qui crée une impression de suspension temporelle
et amène à un état presque contemplatif.
Le quatrième mouvement, « La Terre, le ciel bleu,
le fleuve… », à nouveau plus bref, retrouve
un élan rythmique construit en écho au deuxième
mouvement. Le dernier mouvement, « Où est le vent
maintenant ?… », propose une belle conclusion :
elle commence lentement, liée au doute et à la
thématique funèbre qui s’expriment d’abord,
avant qu’un jeu complexe de pizzicati et de résonances
ne modifient l’atmosphère ; alors vient le dernier
vers, « et soudain le souffle de nouveau sur ma face »,
qui apporte l’espérance dans une conclusion musicale
presque suspendue.
C’est donc une très belle œuvre qu’ont
révélée les excellents interprètes
de cette création : le quatuor Stanislas et le baryton
François Le Roux dont on connaît les talents. Ecrite
dans un langage musical actuel mais nullement agressif, avec
des figures thématiques aisément repérables,
elle est immédiatement compréhensible et séduisante
à l’oreille de l’auditeur. Le public de Nancy
a d’ailleurs longuement manifesté son plaisir.
Précisons que l’œuvre doit être redonnée
en mai 2005 lors des Douzièmes rencontres musicales de
La Prée.
Pascal
Lécroart
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