Commentaire de Pascal Lécroart (parue dans le bulletin de la Société  Paul Claudel en mars 2005
 

Claudel a, on le sait, toujours beaucoup attiré les musiciens par ses œuvres dramatiques et poétiques, ou par ses textes en prose ; nombreuses sont, par exemple, les réalisation musicales du Chemin de la croix. Certaines œuvres semblaient néanmoins préservées : était-il possible d’ajouter de la musique aux grands recueils lyriques claudéliens - Les Cinq Grandes Odes ou Corona benignitatis anni Dei - au sujet desquels le poète aurait pu dire, à l’instar de Mallarmé, qu’il les avait déjà mis en musique tout seul ? C'est pourtant ce défi qu’a relevé Thierry Lancino à partir de « L’Esprit et l'eau » en composant une œuvre pour voix et quatuor à cordes qui vient d’être créée à la salle Poirel de Nancy, le 31 janvier 2005.
Né en 1954 à Civray, Thierry Lancino est un compositeur confirmé ; il a étudié la composition au Conservatoire de Paris avant de poursuivre des travaux de recherche dans les universités de Colgate et de Stanford aux Etats-Unis. Membre de l’équipe de l’IRCAM à l’initiative de Pierre Boulez, il obtient, en 1988, le Prix de Rome. Ses compositions touchent à toutes les formes - musique électronique, musique de chambre, musique vocale, musique symphonique - et sont jouées dans le monde entier.
C’est en 1995 que Thierry Lancino a découvert le texte de Claudel - cette seconde ode très précisément - qui lui a « sauté au visage ». Il n’a pas été question de traiter entièrement le texte, trop riche, mais d’en prélever quelques passages pour composer son œuvre, en marge de la structure proprement poétique : c’était le moyen de donner une place à la musique. L’œuvre, commande de l’Ensemble Stanislas, sera composée en différentes étapes : les premier et troisième mouvements ont été créés en mai 2001 à Nancy ; le second a été ajouté en juillet 2001 et créé à Caracas ; les quatrième et cinquième mouvements ont été composés à New York au printemps 2004. Mais l’œuvre n’a rien d’un patchwork : ces cinq mouvements, qui reflètent d’ailleurs l’ensemble de la composition des Odes, ont été pensés dès 2000 dans l’optique de créer un ensemble architectural cohérent.
Le premier mouvement est le plus développé. Il prend appui sur la métaphore filée de l’univers comme orchestre, en commençant par ces vers : « Où que je tourne la tête / J’envisage l’immense octave de la Création ». Il ne s’agissait pas, pour le compositeur, de chercher à illustrer, voire à concurrencer, le texte claudélien : ce n’est pas, de toute façon, un quatuor à cordes qui aurait pu « traduire » cette « phrase qui prend au cuivre / [et qui] Gagne les bois et progressivement envahit les profondeurs de l’orchestre » Sa perspective était, plus simplement, mais plus subtilement aussi, de créer, pour le texte, un « humble écrin de vie » qui lui confère, musicalement, une résonance singulière. La musique impose un rythme et une structure au texte qui se trouve transposé dans un autre univers expressif ; cependant, cette transposition n’a rien d’arbitraire : Thierry Lancino a toujours cherché à maintenir la compréhension du texte, avouant d’ailleurs combien le langage poétique claudélien semblait imposer sa forme prosodique. C’est ainsi qu’il fait merveilleusement ressortir, dans un climat musical soudain apaisé, comme hors du temps, les deux vers : « Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu’au caillou de la route et d’un bout de votre création jusqu’à l’autre, / Il ne cesse point continuité, non plus que de l’âme au corps ». On retrouve, dans la tradition de la mélodie française, la volonté de tenir ensemble musique et poésie, selon un rapport dialectique qui fait toute la richesse de l’entreprise. Dans ce choix de « tenir ensemble », le compositeur est finalement au plus près de la poétique claudélienne, et peut l’exprimer sans paraître redondant.
Avec le second mouvement, « Possédons la mer éternelle et salée… », le compositeur revient en arrière dans le texte ; cette section est écrite selon un flux rythmique continu et irrésistible, avec une ligne vocale particulièrement virtuose pour le chanteur : presque du rap ! Dès lors, l’œuvre suivra le cours du recueil : la section centrale, « Comme l’arbre au printemps », fait l’éloge de la connaissance et de la délivrance ; c’est un mouvement lent et lyrique qui crée une impression de suspension temporelle et amène à un état presque contemplatif. Le quatrième mouvement, « La Terre, le ciel bleu, le fleuve… », à nouveau plus bref, retrouve un élan rythmique construit en écho au deuxième mouvement. Le dernier mouvement, « Où est le vent maintenant ?… », propose une belle conclusion : elle commence lentement, liée au doute et à la thématique funèbre qui s’expriment d’abord, avant qu’un jeu complexe de pizzicati et de résonances ne modifient l’atmosphère ; alors vient le dernier vers, « et soudain le souffle de nouveau sur ma face », qui apporte l’espérance dans une conclusion musicale presque suspendue.
C’est donc une très belle œuvre qu’ont révélée les excellents interprètes de cette création : le quatuor Stanislas et le baryton François Le Roux dont on connaît les talents. Ecrite dans un langage musical actuel mais nullement agressif, avec des figures thématiques aisément repérables, elle est immédiatement compréhensible et séduisante à l’oreille de l’auditeur. Le public de Nancy a d’ailleurs longuement manifesté son plaisir. Précisons que l’œuvre doit être redonnée en mai 2005 lors des Douzièmes rencontres musicales de La Prée.

Pascal Lécroart