Ces textes sont extraits de la deuxième (l'Esprit et l'Eau) des CINQ GRANDES ODES de Paul Claudel
I - Où que je tourne la tête …
Où que je tourne la tête
J’envisage l’immense octave de la Création !
Le monde s’ouvre et, si large qu’en soit l’empan, mon regard le traverse d’un bout à l’autre.
J’ai pesé le soleil ainsi qu'un gros mouton que deux hommes forts suspendent à une perche entre leurs épaules.
J’ai recensé l’armée des Cieux et j’en ai dressé état,
Depuis les grandes Figures qui se penchent sur le vieillard Océan
Jusqu’au feu le plus rare englouti dans le plus profond abîme,
Ainsi que le Pacifique bleu-sombre où le baleinier épie l’évent d’un souffleur comme un duvet blanc.
Vous êtes pris et d’un bout du monde jusqu’à l’autre autour de Vous
J’ai tendu l’immense rets de ma connaissance.
Comme la phrase qui prend aux cuivres
Gagne les bois et progressivement envahit les profondeurs de l’orchestre,
Et comme les éruptions du soleil
Se répercutent sur la terre en crises d’eau et en raz-de-marée […]

[…] Et voici le vent qui se lève à son tour sur la terre, le Semeur, le Moissonneur !
Ainsi l’eau continue l’esprit, et le supporte, et l’alimente,
Et entre
Toutes vos créatures jusqu’à vous il y a comme un lien liquide.

II - Possédons la mer …
Possédons la mer éternelle et salée, la grande rose grise !
Je lève un bras vers le paradis !
je m’avance vers la mer aux entrailles de raisin !
Je me suis embarqué pour toujours !
Je suis comme le vieux marin qui ne connais plus la terre que par ses feux, les systèmes d’étoiles vertes ou rouges enseignés par la carte et le portulan.
Un moment sur le quai parmi les balles et les tonneaux, les papiers chez le consul, une poignée de main au stevedore ;
Et puis de nouveau l’amarre larguée, un coup de timbre aux machines, le break-water que l’on double, et sous mes pieds
De nouveau la dilatation de la houle !

Ni
Le marin, ni
Le poisson qu’un autre poisson à manger
Entraîne, mais la chose même et tout le tonneau et la veine vive,
Et l’eau même, et l’élément même, je joue, je resplendis ! Je partage la liberté de la mer omniprésente !
L’eau
Toujours s’en vient retrouver l’eau,
Composant une goutte unique.
Si j’étais la mer, crucifiée par un milliard de bras sur ses deux continents,
A pleinventre ressentant la traction rude du ciel circulaire avec la soleil immobile comme la mèche allumée sous la ventouse,
Connaissant ma propre quantité,
C’est moi, je tire, j’appelle sur toutes mes racines, le Gange, le Mississippi,
L’épaisse touffe de l’Orénoque, le long fil du Rhin, le Nil avec sa double vessie,
Et le lion nocturne buvant, et les marais, et les vases souterrains, et le coeur rond et plein des hommes qui durent leur instant.
Pas la mer, mais je suis esprit ! et comme l’eau
De l’eau, l’esprit reconnaît l’esprit,
L’esprit, le souffle secret,
L’esprit créateur qui fait rire, l’esprit de vie et la grande haleine pneumatique, le dégagement de l’esprit
Qui chatouille et qui enivre et qui fait rire !

III - Comme l’arbre au printemps …

Comme l’arbre au printemps nouveau chaque année
Invente, travaillé par son âme,
Le vert, le même qui est éternel, créede rien sa feuille pointue,
Moi, l’homme,
Je sais ce que je fais,
De la poussée et de ce pouvoir même de naissance et de création
J’use, je suis maître,
Je suis au monde, j’exerce de toutes parts ma connaissance.
Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi.
J’apporte à toute chose sa délivrance.
Par moi
Aucune chose ne reste plus seule mais je l’associe à une autre dans mon coeur.

IV - La terre, le ciel bleu, le fleuve …
La terre, le ciel bleu, le fleuve avec ses bateaux
et trois arbres soigneusement rangés sur la rive,
La feuille et l'insecte sur la feuille,
cette pierre que je soupèse dans ma main,
Le village avec tous ces gens à deux yeux à la fois qui parlent,
tissent, marchandent, font du feu, portent des fardeaux,
complet comme un orchestre qui joue,
Tout cela est l'éternité et la liberté de ne pas être lui est retirée,
Je les vois avec les yeux de mon corps,
je les produis dans mon coeur !
Avec les yeux du corps,
dans le paradis je ne me servirai pas d'autres yeux que ceux-ci mêmes !

Est-ce qu'on dit que la mer a péri parce que l'autre vague déjà,
et la troisième, et la décumane, succède
A celle-ci qui se résout triomphalement dans l'écume ?
Elle est contenue dans ses rivages et le
Monde dans ses limites,
rien ne se perd en ce lieu qui est fermé
Et la liberté est contenue dans l'amour,
Ebat
En toutes choses d'inventer l'approximation la plus exquise,
toute beauté dans son insuffisance.
Je ne vous vois pas,
mais je suis continu avec ces êtres qui vous voient.
On rend que ce que l'on a reçu.
Et comme toutes choses de vous
Ont reçu l'être, dans le temps elles restituent l'éternel.
V - Où est le vent maintenant ?
Où est le vent maintenant ? où est la mer ?
où la route qui m'a mené jusqu'ici !
Où sont les hommes ?
il n'y a plus rien que le ciel toujours pur.
Où est l'ancienne tempête ?
Je prête l'oreille : et il n'y a plus que cet arbre qui frémit.
J'écoute : et il n'y a plus que cette feuille insistante.
Je sais que la lutte est finie.
Je sais que la tempête est finie !
Il y a eu le passé, mais il n'est plus.
Je sens sur ma face un souffle plus froid.
Voici de nouveau la Présence, l'effrayante solitude,
et soudain le souffle de nouveau sur ma face.