UN OPERA EN CHANTIER

Pour notre culture, Virgile représente une figure de l'artiste hissée au niveau du mythe. D'abord parce que l'on ignore presque tout de sa vie, ensuite - et c'est lié - parce que chaque époque a projeté sur ce nom son propre idéal de création artistique. Que l'on vante sa perfection formelle ou bien la puissance de ses métaphores, son évocation de la nature, ses accents mystiques et même prophétiques ou son rôle de poète officiel, c'est un génie intimidant qui repose sous les lauriers du Pausilippe. Or Virgile laisse une oeuvre interrompue par la mort, l'Enéide. La tradition veut que, la trouvant imparfaite, mensongère, il ait voulu la détruire et que l'empereur Auguste l'en ait dissuadé.

Dans cette scène historique fondatrice, reprise par Hermann Broch dans son roman Der Tod des Vergil, long monologue intérieur relatant les dernières heures du poète et son hésitation à détruire le manuscrit de son oeuvre maîtresse, se trouvent posées à la fois la question du but ultime de l'art et celle de son rapport au pouvoir. Virgile avait-t-il pressenti la venue du christianisme? Jugeait-il son art stérile, compromis avec les puissants? Comme son temps, le notre, avec la césure symbolique de la fin du millénaire, se prête aux bilans, aux interrogations métaphysiques, aux examens de conscience.

Le Virgile de notre opéra vit à notre époque ou dans un futur proche. Son talent est au service du puissant Agosto, celui même qui l'a dépossédé de son amour pur, Véra. Brisé, Virgile disparaît. Incapable de maintenir le pouvoir sans le soutien de l'art de Virgile, Agosto envoie Véra à sa recherche. Elle le retrouve, malade, vivant parmi des clochards sous un pont, où une toute autre histoire se trame. Elle le séduit et le convaint de revenir. Découvrant que la motivation de Véra n'est pas l'amour, mais l'intérêt pour le pouvoir, Virgile refuse de collaborer et demande la destruction de ses oeuvres. Pourtant, abandonnant prise sur la vie, et par amour pour Véra, il renonce à sa fidélité envers lui-même et participe pour une dernière fois à la mascarade absurde du pouvoir. Ce progressif abandon moral l'entraîne inéluctablement vers sa dissolution dans la grande lumière de la Mort.

Au-delà des grands thèmes de l'Amour-Sacrifice et du détachement comme initiation à la mort, notre intrigue cherche aussi à mettre en scène le mystère de l'intuition créatrice qui vise l'immobilité de l'Eternel (la beauté absolue, l'amour, la fidélité...) et retombe toujours dans son reflet mobile qu'est le cours du monde (la misère, la trahison, les stratégies de la puissance...). L'imagination mime l'agonie, comme approche d'une révélation dangereuse, toujours différée. Et c'est en cela que l'esthétique se construit sur la poursuite d'une illumination impossible à fixer. Ainsi, l'histoire du rapport de Virgile avec Véra, c'est peut-être l'image du lien qui existe entre créateur et création.

L'opéra comporte deux actes divisés respectivement en 7 et 5 scènes. La Suite Lyrique en retient 5 scènes encadrées d'un prélude, de trois interludes et d'un postlude orchestraux.
Le Prélude dépeint les tourments du poète, ses doutes sur la valeur de son oeuvre, son angoisse face à l'imminence de la mort. Nous pouvons percevoir la brève évocation d'une passion amoureuse trahie, la description d'un Empire à l'apogée de sa puissance, le rythme des galères qui ramènent le mourant vers sa terre natale et nous conduisent, dans une formidable translation temporelle de deux millénaires, vers un futur proche. Elles nous déposent aux portes de la première scène de l'opéra.

1) Scène de dispute. Un soir, sous un pont enjambant l'estuaire d'un fleuve, au coeur d'une ville moderne, un groupe de clochards est tiré du sommeil par une dispute entre deux d'entre eux. Tout le monde s'éveille et chacun part pour son équipée nocturne.
2) Scène d'espionnage. Seuls demeurent Léo et Jane qui s'épient et s'accusent mutuellement de complot. Soudain, une voix s'élève: un homme couché au pied de la première pile du pont, enveloppé de guenilles, s'agite et parle en rêvant. L'inconnu évoque un trésor caché. Un dialogue ambigu et étrange s'engage entre le rêveur et les deux curieux.
3) Scène de regrets. Le haut du pont est balayé par les faisceaux lumineux d'un phare qui fouillent la nuit. Véra paraît, errant sur le pont. Pendant qu'elle chante, Virgile se retourne dans son sommeil, comme s'il entendait confusément les paroles de Véra, ou encore comme si le chant de Véra appartenait à ses songes.
4) Scène du sommeil. À la voix onirique des cordes se joint Virgile. Il évoque la trahison de ses racines et de son être. Sur le fond d'une "fermentation sonore" se détache la voix d'un clochard endormi. Interprète du monde des morts, il a la voix du père de Virgile. Un duo s'engage.
5) Monologue de Virgile. Nous sommes à la fin de l'opéra, après bien des péripéties. Virgile lutte avec la mort dans un grand monologue obsessionnel en cinq parties, correspondant aux différentes étapes de l'agonie: dénégation, rébellion, négociation, résignation et enfin soumission. Cette dernière étape est une grande passacaille reflétant la spirale qui mène à cet instant ultime, sans jamais réellement l'atteindre. Elle mème à la révélation du passage vers le Tout Autre, qui hante toute l'oeuvre sur le mode de la prémonition: à la fois "…pas encore…" et "…déjà…". La voix tue, le corps éteint, la musique du postlude emporte avec elle les derniers soupirs de l'âme.

Commentant ces derniers instants, dans la note de programme publiée lors de la création du prélude, le compositeur confie: "Cela se termine comme une étoile que je n'ai pas réussi à éteindre, mais que j'ai repoussée si loin que je ne la vois plus, "…pas encore, mais déjà …". Une étoile que je sais briller, là-bas, mais dont la lumière ne me parvient plus. Elle est une fine dissonance qui reste en suspens et dont le temps rythme l'extinction progressive. Elle vibre, mais je ne la sens plus: je sais seulement qu'elle est là et qu'elle va se résoudre dans l'éclat consonant de l'oubli."