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La Nef des Fous et Sébastien Brant Georges Fréchet
La Genèse dun livre est une opération alchimique. À partir de deux principes de base, le mercure des Sources et le soufre de limagination, il va se produire une lente incubation dans lesprit effervescent de lauteur, où lon passe par la page blanche du début, où lon en voit de toutes les couleurs lorsque lon éprouve les premiers commentaires de ses amis, où lon pousse luvre au noir quand lencre agit. Enfin la philosophale, une fois parue, vous rapportera lor du succès... ou le plomb de la typographie vous restera sur les bras. Pour Sébastien Brant, en 1494, quelques décennies après linvention de limprimerie, ce fut le succès. Son livre, Das Narrenschiff, qui fut traduit plus tard en français sous le titre de la Nef des Folz (le bateau des fous), devait être lune des meilleures ventes de toute lhistoire de la librairie, avec dinnombrables éditions en moins dun siècle, et des traductions dans la plupart des langues alors parlées, ainsi que des pastiches et imitations, qui prouvent à quel point on cherchait à profiter de son renom. Quavait donc ce livre de si extraordinaire? Lauteur s y adressait à tous les représentants de la société, hommes, femmes, enfants, pauvres et riches, nobles et bourgeois, ecclésiastiques et universitaires, et leur administrait une volée de bois vert: sa critique est universelle. Il dénonce les ruses, les méchancetés, les faiblesses et les stupidités de chacun. Il voit du péché partout et ne cesse de s attaquer aux plaisirs, aussi innocents soient-ils, au laisser-faire, à la curiosité et surtout à limpiété. Le miroir quil renvoie (cest son mot) aux hommes de son temps nest pas flatteur. Dans sa rage de dénoncer, il fustige également les artistes, les comédiens, les peintres et enfin les géographes et les explorateurs, deux ans après la découverte de lAmérique! Le tout, sans aucune douceur et à grands renforts de citations bibliques, les menaçant de lenfer, ou bien en assaisonnant ses dires de traits héroïques tirés des poètes gréco-romains. Mais il revêt son enseignement dun déguisement que ses contemporains apprécient par-dessus tout, celui du fou. Ils y voient aussitôt un code, que tous comprennent parfaitement. Dans la vision de lhomme médiéval, sous linfluence de la scholastique, la raison sassimile à Dieu lui-même. Tout ce qui dans lhomme nest pas rationnel est donc peu ou prou condamnable. En fait la notion de folie à cette époque est extrêmement difficile à cerner. Les noms qui la désignent semblent sentrecroiser, sinfluencent réciproquement à travers tout un réseau de significations. Cest ainsi que la langue française présente une ambivalence majeure avec le mot fou qui désigne jusquà nos jours les malades et les bouffons du roi. Si en allemand moderne, Narr sapplique uniquement aux bouffons, son sens était plus fort au Moyen-âge et différait relativement peu de Tor, qui a dû céder lui-même la place à Wahnsinnig pour désigner les malades. En anglais, on assiste à la même abondance, toutefois fool pour le bouffon et mad pour linsensé sont bien distincts, cependant que foolish signifie sot. Cette richesse excessive de vocabulaire semble montrer quen matière de maladie mentale, le Moyen-âge, pas plus que la Renaissance dailleurs, ne distinguait entre la faiblesse intellectuelle et la démence provoquée par une confusion de lesprit, ou plus exactement il voyait toute une série détapes intermédiaires. Mais pour Brant le fou est surtout le rebelle contre Dieu, comme le présente le psaume 52, qui nous décrit le comportement impie de celui que la foi abandonne et qui a donc perdu la raison, issue de Dieu. Cest cela qui est à la base de ses condamnations. Loin dêtre un livre amusant, la Nef des fous est une adjuration adressée au Moyen-âge finissant de renoncer à ses plaisirs décadents, dont le carnaval, et de se tourner vers une foi renouvelée et approfondie, car au moment de la mort, lhomme devra rendre compte de sa conduite. Mais pour nous, cest surtout par la force de sa satire, par la description haute en couleur des vices quil fustige, par le trait caractéristique quil attribue avec beaucoup de réalisme à la femme légère comme à létudiant, au mari faible comme au nouveau riche, quil a son actualité et que ses vers nous frappent encore. Ce thème nétait alors pas isolé, il est au contraire extraordinairement répandu dans lart et la littérature des XVème et XVIème siècles. Plusieurs poèmes allemands et néerlandais avaient présenté lidée du bateau où sembarquent tous les fous, bien avant Brant, ainsi le Liechtschiff (bateau léger) de Jodocus Gallus de Rouffach et de blauwe scuut (le navire bleu) de Jacob van stvoren. Puis la signification du fou sera élargie par Erasme, qui pense quun peu de folie est nécessaire à lhomme pour agir. Enfin cette époque est celle de lapogée des fous de cour, qui deviennent des personnages célèbres, dont on retrace les bons mots et dont on prend fort au sérieux les conseils. Car le fou a la liberté de parole, ce qui est fondamental pour son rôle social et symbolique. Cest là un des aspects qui rendent intéressants les sots auprès des rois car la vérité sort de leur bouche comme de celle dun enfant. Mais dun autre côté, la liberté des fous dans le carnaval sest surtout développée comme une possibilité de reprocher à tout un chacun ses fautes vénielles, ses extravagances; dans ce cas il sagit dun véritable contrôle social. Les tribunaux de carnaval jugent le manque de générosité envers ses inférieurs, les mariages inégaux par le rang ou par lâge, la lubricité, lautorité mal placée dans le ménage, cest-à-dire au côté de lépouse, mais aussi les maris qui battent leur femme. Il est frappant de constater que ces défauts sont précisément ceux que Brant cite le plus souvent comme desfolies. Dans ce contexte, le fou est donc en même temps juge et partie. Brant place sa satire, publiée pour le carnaval à Bâle en 1494, dans un contexte qui lexplique et profite de cette ambiguïté du thème pour communiquer son message à un vaste public, par des allusions quil comprend, par des vers bien martelés, par une langue proche du dialecte et donc du peuple. Cest aussi sur les gravures quil compte pour séduire. Lui qui avait publié les premiers journaux illustrés, ou plutôt les premiers tracts dactualité, est très conscient de limpact de limage. Par chance son éditeur pouvait disposer de la participation dun talent immense: celui du jeune Dürer, alors en apprentissage à Bâle. Cest daprès ses dessins que sont gravées sur bois les images qui accompagnent chacun des chapitres du poème. Enfin pour mettre à laise le lecteur, Brant glisse des personnages contemporains, tels le curé de Kalenberg et décrit des lieux familiers comme les jardins potagers de la Robertsau, sans oublier naturellement de vanter le goût du vin dAlsace. Mais cest surtout par son usage des truculentes expressions populaires, par sa richesse de vocabulaire quil crée lambiance. Les trouvailles jaillissent sous sa plume, comme ce nouveau saint quil crée, comme patron des malotrus: saint Grobian. Il ressuscite le mythe dHercule, bien perplexe à la croisée des chemins: on le serait à moins, car il a le choix entre la Vertu, vieille femme à lair fort revêche, ou le Vice, beauté au contraire très aguichante. Quant à Venus, dont il vante les fesses inflammables, il la montre abêtissant au sens propre les hommes quelle attire. Il déteste aussi les insinuations et les flatteries, quil symbolise par une cloche dont le battant est remplacé par une douce queue de renard. Une autre image frappante dont il semble linventeur est celle de ce fou, ni plus ni moins fou que tous les autres, qui pour ne pas voir une vérité qui lui déplait, se cache les yeux. Brant applique cela au mari qui préfère ne pas savoir ce que fait sa femme, mais limage sera abondamment reprise pour symboliser laveuglement humain devant le mal répandu dans le monde. Mais Brant nhésite pas à le reconnaître: lui, lauteur, est aussi fou que les autres; cest peut-être parce quil est homme. Tout fou ne saurait bâtir semblable nef, à moins quil ne sappelle le fou Sébastien Brant!
Georges Fréchet Conservateur à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg |