Note de François-Gildas Tual
Le Requiem n'est pas une œuvre de circonstance.
Encore moins une œuvre de commande.
Le compositeur aurait quelques cheveux blancs
supplémentaires que nous pourrions y voir
l'œuvre d'une vie, œuvre centrale dont on devine
la présence dans les ouvrages antérieurs et à
venir, notamment dans un projet d'opéra inspiré
par Hermann Broch, La Mort de Virgile. Le fruit
d'une longue réflexion, de rencontres imprévues,
de merveilles offertes à Thierry Lancino au cours
d'un périple méditerranéen : «Le récit du voyage
de Maupassant en Sicile m'avait entraîné vers le
couvent des capucins de Palerme et ses morbides
catacombes. Puis, le tombeau de Virgile sur le
flanc du Pausilippe, à Naples, m'émut beaucoup.
J'ignorais alors que, non loin de là, à Cumes, la
mythique Sibylle avait son antre et allait devenir le
personnage central de mon Requiem.» La Sibylle,
prophète singulier annonçant, plutôt que la
naissance du Christ (Virgile, IVe Églogue), son
retour au jour du Jugement dernier: au XIe siècle,
quelques jeux liturgiques la mêlaient déjà à Moïse,
à Jérémie, à Daniel et à David, procession de
prophètes incluant aussi Virgile, dont le spectre
devait ainsi traverser ce Requiem comme il avait
traversé un opéra demeuré inachevé.
Progressivement, Thierry Lancino comprend que
les sources latines du requiem l'invitent à faire
dialoguer la Sibylle et la liturgie : «C'est alors que
mon projet prit une toute autre tournure. Je pris
conscience qu'il y avait déjà une présence
païenne dans le texte liturgique: “Dies Irae ... teste
David cum Sibylla”. -- Jour de colère... ainsi que
l'annoncent David et la Sibylle. Dès lors je fus
convaincu qu'un livret original devait être écrit
pour cette œuvre… »
Pour le livret, Thierry Lancino pense aussitôt à
Pascal Quignard: une seule rencontre leur suffit
pour se comprendre mutuellement, notamment
sur la place que doivent occuper les nouveaux
textes face à la liturgie.
Finalement, la collaboration ne nécessite ni
compromis, ni longues discussions sur la façon
dont le verbe doit s'associer à la musique. Et à
peine la commande lui est-elle confirmée que le
compositeur sent son esprit s'enflammer :
«En état de choc pendant cinq semaines environ,
j'ai essayé de noter autant d'esquisses que cela
m'était possible, car j'étais dépassé pas les
visions qui se présentaient à moi. Après, je me
suis mis au travail d'écriture, pendant plus de
deux ans et avec très peu d'interruption. Pascal
Quignard m'a admirablement laissé les coudées
franches, ce dont je lui suis très reconnaissant.»
Avec, pour seule certitude, cette idée que la fusion
de la poésie et de la musique saura conférer à
l'œuvre une unité nouvelle.
Chez l'écrivain, le compositeur apprécie tout
particulièrement «la remarquable connaissance du
monde antique, la poésie et la puissance
d'évocation qui se dégagent de ses textes, enfin,
et surtout, sa profonde réflexion sur la mort.»
S'adressant à Pascal Quignard au cours de l'été
2005, Thierry Lancino imagine «un requiem dans
lequel interviendrait la Sibylle de Cumes, telle un
contrepoids / contrepoint au rite liturgique. Sa
voix nous guiderait dans le monde des morts. Bien
sûr Virgile / Énée, Dante/ Virgile. La mort cruelle
de cette Sibylle m'inspire un grand effroi et
m'évoque l'évanouissement progressif et
inéluctable de notre civilisation. Cette Sibylle m'a
déjà guidé quelque peu, notamment dans les vers
du Waste Land de T. S. Eliot. Poème qui est devenu
pour moi une puissante source d'inspiration pour
ce projet. Et notamment la citation du Satyricon
de Pétrone: “Nam Sibyllam quidem Cumis ego ipse
oculis meis vidi in ampulla pendere, et cum illi pueri
dicerent: “Sibylla, ti theleis?” respondebat illa:
“Apothanein thelô!”1 -- Je veux mourir ! -- Cette
Sibylle me guide maintenant vers vous.»
Véritablement «hanté» par le requiem, Pascal
Quignard imagine alors le face-à-face de David et
de la Sibylle, dans un poème qui envisagerait la
mort sous ses traits les plus effrayants autant
qu'au regard de ses vertus apaisantes, et où la
notion d'anéantissement se marierait aux
promesses d'une vie éternelle : «L'idée
extraordinaire qui domine ce requiem et le
singularise si profondément à l'égard de tous les
autres consiste précisément à laisser côte à côte
-- sans choisir -- désir d'anéantissement et désir
d'éternité.» Une dialectique et une synergie que le
compositeur désire préserver, source d'une
puissante dynamique qu'il lui faut porter jusqu'à
son paroxysme : «La partition avance. Pas à pas.
Grain à grain. Et la musique ne choisira pas. (…)
Echos de rites anciens et polyphonie sacrée
trouveront un point de rencontre, un point
d'opposition, un point de possible
épanouissement. Le spectaculaire côtoiera des
moments de pur recueillement. La Sibylle nous
guidera dans le monde des Morts, de même que
Virgile, le païen, guida Dante dans son voyage
initiatique. Il y aura donc alternance, mais
davantage, ces deux mondes communiqueront et
participeront à une même polyphonie. La rugosité
de l'un sera polie par l'autre ; la douceur de
l'autre, corrompue.»
«Je sais maintenant que tous les répons du Roi
David seront en latin. J'ai écarté l'hébreu parce
qu'un roi de l'antiquité juive n'aurait en aucun cas
perçu l'autre monde comme un prophète chrétien
-- ce qu'il est dans la liturgie des défunts. (…) J'ai
en effet besoin d'une Sibylle païenne qui perturbe
sans cesse la liturgie chrétienne pour laisser cette
dernière, si j'ose dire, à égalité de passion. Je ne
veux pas avoir à choisir entre le Roi David et la
Sibylle de Cumes. Je veux laisser face à face ces
deux désirs. Ce Requiem à mes yeux ne doit pas
trier dans les douleurs. Il ne choisit pas non plus
entre les resquiescat, les requiescant, les paix ;
il ne choisit pas dans les gestes; il ne choisit pas
dans les langues qui nous précèdent et qui
fondent notre langue, il ne choisit pas dans les
figures; il ne choisit pas dans les cris. [...]
Il ne peut pas plus choisir que je ne puis choisir.
Il laisse face à face.»
Pascal QUIGNARD à Thierry LANCINO,
le lundi 26 décembre 2005
Deux personnages se croisent, aux visions certes
opposées mais aussi complémentaires.
Dédoublement : à la Sybille répond David, au latin
le grec. D'un côté les psaumes, de l'autre les
extraits d'oracles sibyllins, rares fragments
considérés authentiques datant du deuxième
siècle avant Jésus-Christ -- rituel pour Déméter --
cité par Phlégon de Tralles dans son Livre des
merveilles. Langues d'un autre temps, confrontées
à la voix contemporaine de la langue française.
Dédoublement musical puisque la mezzo-soprano
répond au chœur et aux autres solistes, tandis que
l'orchestre se met «au service de ces deux visions.
Liant l'une et l'autre. Ou les opposant.»
Si quelques figures rythmiques évoquent les
hoquets médiévaux, si l'on peut reconnaître,
à travers quelques réminiscences, le thème
traditionnel du Dies Irae, ou si l'on peut deviner la
présence de David derrière les accompagnements
de harpe, nous serons plus encore sensibles à la
façon dont les lignes mélodiques semblent tantôt
s'élever vers le ciel, tantôt être condamnées à
rester sur terre, «attirées par un magnétisme
tellurique irrésistible» (Thierry Lancino). «Je veux
mourir», s'écrie la Sibylle dans une grande montée
crescendo vers un fa aigu. Lorsque la crainte
l'emporte sur l'espérance, les lignes chromatiques
descendantes s'imposent (Dies Irae), à moins que
les appels de plus en plus insistants du chœur ne
s'effondrent sur un grand saut d'octave
impuissant, ou que tous les mouvements se
superposent et se fondent en un grand tourbillon
dans le Mors stupebit. Deux personnages auxquels
s'ajoutent une figure humaine (soprano) et le
«prolongement guerrier de David» (basse) : c'est là
quelque chose de bien inhabituel pour un requiem.
Avec un bref duo de David et de la Sibylle (Agnus
Dei) pour unique moment de jonction, s'agit-il
seulement d'une messe au sens premier du terme ?
D'un opéra peut-être, si l'on s'attache aux
premières indications scéniques : «L'ombre de la
Sibylle apparaît. Elle commence sa transe. Elle
tourne et commence son chant.» D'un oratorio ou,
pour reprendre les mots de Thierry Lancino,
«d'une fresque épique ou d'une cérémonie
sacrée» comprenant une dimension théâtrale audelà
de toute manifestation scénique, cultes
forcément enrichis d'une dimension dramatique.
Que l'on considère simplement les premières
mesures de cette partition en treize parties,
procession ponctuée de treize coups de grosses
caisses, de cloches tubulaires, de gong et bol
tibétain. Treize appels invoquant la sibylle,
treizième prophète. Prologue dans lequel elle
raconte sa longue histoire. Sistre, aquaphone,
entrechoquements de coquillages, balafon, échos
des bruissements d'une antique Méditérannée
imaginée.
Profane ou sacré, le Requiem semble parfois
proche de quelque cérémonie païenne.
Dédié à Selam, petite fille australopithèque de
trois ans, fossilisée depuis plus de trois millions
d'années en Ethiopie, il invite finalement l'auditeur
à appréhender à son tour l'idée du départ.
«L'approche de la mort est contradictoire : peur
et paix», remarque Pascal Quignard dans ses
notes attachées au Requiem ; en amharique,
«selam» signifie paix. Résistance, combat,
tentative de négociation seraient alors quelques
stades nécessaires à l'acceptation de la mort.
Un cheminement en cinq étapes, comme les cinq
stades décrits par Elisabeth Kübler-Ross, comme
les cinq parties de la suite inspirée par La Mort de
Virgile. Avec l'offertoire pour «clef de voûte de tout
l'ensemble : par la profondeur de sa méditation.
Dans la liturgie, il fait référence à l'épisode du
sacrifice d'Isaac par son père Abraham.
Le sacrifice animal se substitue au sacrifice
humain au dernier moment par l'effet de la bonté
de Dieu. Abraham, en récompense de son
obéissance aveugle, aura une descendance sans
fin. Au cours de l'Offertoire, la Sibylle, condamnée
à demeurer sans descendance, demande à
préparer un sacrifice de trois fois neuf bœufs pour
Déméter (fragments réputés originaux des oracles
de la Sibylle). Implorant les dieux de la faire mourir
(texte de Pascal Quignard), elle conçoit que les
dieux auxquels elle s'adresse sont de pierre, et
que ses anciens dieux sont morts. Qu'elle a vécut
plus longtemps qu'eux.»
Peut-être Thierry Lancino, à travers cette
expérience musicale, a-t-il voulu comprendre à
son tour. Non seulement saisir l'idée de la mort,
mais aussi l'atteindre concrètement, «asymptote
permise aux gens de foi, qui me semblent pouvoir
gagner cette contrée et y entrer de plain- pied.
C'est en écrivant l'offertoire que j'ai eu une forme
de révélation sur le sens profond de ce Requiem :
la Sibylle ne peut pas mourir parce que ses dieux
sont morts avant elle. Et il m'est apparu qu'on ne
pouvait pas mourir sans l'aide d'une déité. Qu'on
est -- telle la Sibylle -- condamné à errer sans fin.
Cette déité, elle la conçoit (Virgile,IVe Eglogue) au
point d'annoncer l'arrivée d'un nouveau Dieu,
Christ pour les Chrétiens. Ce qui explique sa
présence dans le Christianisme.»
François-Gildas TUAL
1 J'ai même vu, de mes yeux vu, la Sibylle de Cumes
suspendue dans une fiole, et quand les enfants lui
demandaient, en grec : «Sibylle, que veux-tu ?» la pauvre
répondait, en grec aussi : «Je veux mourir.»
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